Il est si difficile d’écrire : parce que tout est connecté, tout est en profonde, parfois sinistre, avant tout remarquable interdépendance. Je veux parler d’agriculture locale, biologique, à petite échelle, et des plantes médicinales que je cultive, découvre, récolte, je veux parler de l’organisation Grow Food Northampton avec laquelle je travaille et dont le but est de promouvoir la sécurité alimentaire en développant l’agriculture bio dans la région, et dès que cela est dit je me retrouve à vouloir parler de santé, parce que « food is medicine », les intrants que nous nous hâtons souvent d’ingérer sont, font ce que nous sommes, comment nous nous sentons, l’aisance avec laquelle nous nous mouvons, pensons, respirons. Pourquoi la France est-elle en proie à une épidémie gargantuesque de maladies chroniques ? Pourquoi le cancer est-il en première place du podium ? Comment mange-t-on, cultive-t-on, que respire-t-on, est-ce que la santé peut réellement se résumer à des pilules et des opérations après-coup, après que le mal ronge ? Quid de la prévention, et pourquoi t’es malade tiens ? Et pourquoi est-ce qu’on s’obstine à tout séparer, comme si la santé n’avait rien à voir avec le pétrole avec la socio avec la physique quantique avec la poésie avec l’éducation avec les math avec le yoga avec la politique avec le bleu du ciel, et les abeilles dont chacune des antennes est équipée de milliers de récepteurs captant des gradients d’odeurs, des informations relatives au goût, au toucher, à la température, à l’humidité, au taux de gaz carbonique, dont nous n’avons pas idée ? N’est-ce pas radical que de saluer l’abeille sur son passage, humblement, en percevant les limites de ma compréhension, de mon intelligence, et l’inexprimable différence de son expérience par rapport à la mienne ? Toute science humaine exacte est-elle autre chose qu’une approximation fondée sur des postulats métaphysiques arbitraires ?
Des consultants pour McKinsey qui font des semaines de 70h, vivre à travers l’iPhone, et puis on parle d’urbanisation durable, et on exporte partout ailleurs les systèmes d’assainissement des eaux développés en Occident, qui aveuglément s’obstinent à considérer nos défécations comme des déchets, quand des toilettes sèches permettraient de les transformer en un compost si fertile, et comment ça mais comment ça que nourrir 9 milliards d’humains est le défi le plus impossible du siècle ? Et si l’on faisait comme à la guerre et que soudainement chacun cultivait un bout de terre de 20m², parce que ça ne prend pas tant de temps que ça si l’on sait comment s’y prendre, et oui l’information est capitale, éducation, comment la fait-on circuler, et justement le temps, le temps, le temps, prendre le temps !
Qu’est-ce que bien vivre ? Qu’est-ce qu’on veut, qu’est-ce qu’on cherche ? Pourquoi tant de mépris en Occident pour des traditions médicinales et philosophiques orientales millénaires, qui sont depuis si peu traduites dans nos langues. Oui, respirer. Qu’est-ce que ça peut bien faire, de prendre le temps de respirer chaque jour, de concentrer son attention sur l’air qui entre, sort, entre, sort, à part aiguiser notre conscience du présent, nous rendre intellectuellement, émotionnellement, entièrement disponibles et ouverts aux surprises intarissables de chaque instant ? Qu’est-ce que ça peut bien faire, à part participer à relâcher les tensions, les fourchées de problèmes et tout d’un coup une lueur lucide : simple, tout est là, tout est entier, tout est nouveau, tout est en toi, toute la sagesse du monde t’habite, descends y faire un tour avec tes gros souliers.
Où la philosophie est un art de vivre, l’art d’être heureux. Une pratique continue, un exercice quotidien, un sourire, une acceptation : ce qui est est, pourquoi passer notre temps à ruminer ce qui aurait pu, dû arriver, à prévoir ce qui arrivera. Pourquoi attendre quelque chose de quelqu’un puis fumer frustré car nos prévisions, attentes étaient vaines ? Non, je n’aurais pas pu, dû savoir, penser, prévoir, comme tu l’aurais voulu. J’ai pensé ce que j’ai pensé car il n’y a que différence, attendre quoi que ce soit de quelqu’un c’est vouloir croire que nous sommes semblables, s’illusionner.
États de conscience, en Occident on n’en reconnait qu’un de valable : je suis éveillée, j’écris. La nuit je rêve en délire séparé de la réalité, de la raison. Méditer ? Religion, secte ! Et pourtant tant de cultures traditionnelles, indigènes ont exploré des scènes de conscience différentes, en ont fait des pierres de touche dans leur compréhension et leur perception d’elles-mêmes et du monde. Et si nous nous mésestimions grossièrement ? Si nous amoindrissions les infinies capacités de notre esprit, de notre conscience, en ne reconnaissant qu’un état de conscience comme la norme, et tout autre comme une pathologie mentale ? Chacun de nous a accès à des profondeurs insoupçonnées, peut explorer des étapes de développement inespérées, en s’ouvrant, travaillant à sa conscience, acceptant simplement la possibilité d’un potentiel humain énorme au-delà de mots. Il y a de ces expériences au-delà du temps et de l’espace, de polarités, du bien et du mal, de la stabilité et du mouvement, du plaisir et de la douleur. Il y a de ces expériences d’expansion et de bonheur sans limites aucunes, où la notion et perception d’individu isolé est dissoute d’elle-même, où l’on n’est plus que tout.
Pourquoi mais pour l’amour, le bon, le beau, le vin, que sais-je encore ! Pour réaliser que les êtres humains vivent en symbiose avec le reste du monde, soleil, arbre, abeille. Pour réaliser que nous ne sommes séparés de rien, étrangers à rien, supérieurs à rien, par aucune loi, en-deçà des formes. Infinies poussières d’étoiles. Pour transporter dans son ballot le courage quotidien d’un sourire, un geste, une parole, un silence.
J’ai un immense faible pour Brassens.